Bientôt, je serai parmi les derniers rescapés incorporés de force qui vécurent cette douloureuse tragédie de la guerre, dont je m’efforce de retracer avec modestie le chemin parcouru.

Départ de la gare de KIRCHBERG WEGSCHEID le 06.12.1943 à 6 heures du matin par un temps froid avec le premier train venant de Sewen et allant à Cernay. Pour compagnon de voyage Henri JOST camarade de classe et frère du curé Charles JOST décédé en 1983.

Le compartiment voisin est occupé par quelques ouvriers qui se rendent à leur travail aux mines de potasse et chez JUNGHANS à Burnhaupt-le-Haut. Ils discutent des dernières informations et de la situation militaire en Russie. Pour nous deux, dans le silence, nos pensées vont à nos parents et amis que nous laissons derrière nous.

Dans ce wagon de 3e classe mal éclairé et peu chauffé, nous sommes hantés par notre future destinée. A ce moment, l’issue de la fin de la guerre paraît encore lointaine et le débarquement des alliés tant souhaité se fait attendre.

Arrivés à Cernay dans la grisaille matinale, nous descendons du train sur le quai et retrouvons d’autres partants de la basse vallée. Nous faisons connaissance, échangeons nos impressions sur le futur «Seegrasmariner», nom employé pour désigner le marin d’eau douce, aucun de nous n’ayant jamais vu la mer, certains n’y croyaient pas vraiment. Que faire dans la marine, l’armée ayant un plus grand besoin en hommes pour l’infanterie en Russie. Serions-nous des privilégiés mais là encore, la chance de sortir indemne de cette situation était mince et comme nous le verrons pas la suite, avoir la «baracka» (français) et «Schvein gehabt» (l’allemand), risquer sa dernière chance, avoir de la veine.

Entre temps, du train venant de Kruth, débarquaient de nouveaux incorporés de la Vallée de la Thur. Mot de passe : essayer de rester ensemble le plus longtemps possible. Lentement, à pied et portant nos valises sans grand enthousiasme, nous nous rendons à la salle des fêtes, place du Grün lieu de rassemblement.

Après présentation de notre ordre de convocation «Stellungsbefehl », et enregistrement de diverses formalités au bureau installé à l’entrée du bâtiment, nous montons dans la grande salle pour prendre place et attendre les ordres de route à suivre.

Dans cette attente, installés sur des bancs autour des tables, une soupe «Eintopfgericht», plat unique, nous sera servie par des militaires. Ensuite, fut effectuée la distribution de subsistances «Marsch proviant» pour le voyage vers la Pologne. Cet «Eintopfgericht», soupe épaisse avec toutes sortes de légumes et viande, épices, certes de bonne qualité, mais servie à une heure si matinale, ne faisait point l’unanimité pour bien des partants qui, quelques heures avant, avaient encore absorbé un dernier repas assez copieux à la maison.

Dans cette ambiance de départ un peu fébrile et ce dégoût pour cette soupe que, huit jours plus tard, on aurait bien appréciée en qualité, quantité dans la gamelle, c’était un peu la fable du héron de LA FONTAINE. Nos parents avaient fait bien des sacrifices sur les restrictions alimentaires imposées en se privant un peu de jambon, fromage, œufs et gâteaux, sans oublier le schnaps et quelques effets personnels pour remplir nos valises. Puis, dans la cour, l’appel allait commencer. Placés du côté gauche, il fallait se ranger du côté opposé à l’appel de son nom.
Répondre par «ya» ou «hier» pour faire le pointage mais certains dans le refus et l’obstination répondaient par oui ou non ou s’abstenaient totalement. Cette scène un peu tragi-comique énervait les allemands.
Il fallait reprendre le comptage une deuxième fois pour avoir le chiffre exact des appelés présents. Entre temps, une foule de parents, amis et curieux s’était rassemblée autour de la place et la «Feld gendarmerie» était arrivée pour le service d’ordre. Puis, vint un détachement militaire S.S. de Saint André qui fit une démonstration bien musclée devant tout ce monde qui commençait à bouger et montrer ses sentiments hostiles. Toutes ces précautions étaient prises. En signe d’intimidation, pour éviter les débordements possibles. Puis ce fut le départ. Encadrés de part et d’autre par une escorte de gendarmerie et des militaires, marchant en direction de la gare. Tous les abords étaient bouclés pour éviter une fuiteéventuelle et aucun civil n’eut droit de monter sur le quai.
Ma sœur Maria qui habitait à Wittelsheim était venue à vélo avec son fils Jean-Marie pour les adieux. Sur ce trajet, je revois encore certains qui dédaignaient le «Kumis Brot» (pain de guerre) qui nous était alloué pour le voyage ; (un pain pour trois hommes), ils le donnaient aux gens présents disant que c’était pour les lapins. Ma sœur en eut plein son porte-bagage. Quel gâchis qui nese reproduira plus durant le voyage et le service militaire. C’était sous estimer les réserves dans nos valises qui dureraient éternellement.
Je tiens à rappeler qu’à l’époque les entrées et sorties de toutes les gares étaient clôturées par des palissades en lattes de bois et fermées par des portes qui donnaient accès au quai. Un passage situé sur le côté, plus facile d’accès évitait l’entrée principale du bâtiment au moment de grandes affluences et permettait un meilleur contrôle. Le train venant de Thann arrive. Des ordres brefs, des coups de sifflets «Einsteigen» monter dans les wagons à l’arrêt et la voix du chef de train «Achtung Achtung Zug fährt ab» «Attention Attention le train démarre». Lentement le train se met en marche, des mouchoirs s’agitent, des larmes coulent, derniers baisers de mains et puis toute cette foule prostrée dans l’angoisse d’un au revoir disparaît.

Arrivée à Mulhouse : le convoi sera complété par des wagons venant d’Altkirch et Mulhouse puis Colmar, Strasbourg, Kronenbourg et un dernier complément à Haguenau. Des Bas-Rhinois et des Lorrains appelés du Nord de l’Alsace furent embarqués à la nuit tombante sous les huées de la foule massée aux abords de la gare.
Mêmes précautions qu’à Cernay, la troupe "baïonnette au canon" montait la garde, les autorités militaires avaient tout prévu pour le bon déroulement du transport. Malgré la présence de gardiens dans chaque wagon pour assurer la sécurité, ces précautions eurent peu d’effet et après un moment de calme, après les départs de Cernay et Mulhouse l’orage qui grondait depuis un moment éclata : cris, tapages, vitres volant en éclats.
Nos convoyeurs assistaient impuissants à cette tempête qui se déchaînait. Sans doute avaient-ils reçu consigne de laisser faire et de n’intervenir qu’en cas extrême. Ils seraient bien fixés sur les sentiments de ces nouvelles recrues à l’égard du 3e Reich. Peu d’entre eux, malgré un désir apparent ne goûtèrent point au vin qu’on leur présentait avec peu d’empressement pour ne point tomber dans un piège. De plus, ces préposés à notre garde seront nos futurs instructeurs, qui
nous rendront la vie dure par la suite. Ironie du sort, ce tapage un peu exagéré sur l’influence de l’alcool ne contribuait point à améliorer notre situation déjà peu confortable et oublier notre misère. A Landau, détachement de la locomotive pour contrôle de routine, vérification des stocks de charbon et d’eau.

Malheureusement, pour nous qui étions dans le wagon de tête du convoi depuis le départ bien au chaud, nous serons la lanterne rouge.
Vitres cassées et plus la moindre trace de vapeur dans les radiateurs et tuyaux : le froid commence à se faire sentir en ce début de décembre. Notre moral en fut affecté. Le passage sur le Rhin à Drusenheim sera une dernière manifestation de mécontentement et de désordre malgré les semonces des gardiens armés pour la sécurité du pont et qui répétaient sans cesse «Fenster schliessen» (fermer les fenêtres) retentit alors une immense clameur sous les coups de poings et des pieds dans les wagons de ces jeunes appelés très excités et qui entonnaient la Marseillaise au grand désespoir de nos «anges gardiens».

Il est rappelé que tous les trains spéciaux s’arrêtaient avant la traversée des fleuves, par mesure de sécurité, en cas de sabotage et la fermeture des fenêtres était obligatoire. Combien d’entre nous auront la chance de repasser le fleuve frontière en sens inverse pour retrouver le pays de la liberté? Je pense à mon ami Henri JOST, Jules BURGUNDER de Vieux-Thann, Emile KRUMHOLTZ de Roderen, Emile STEIGER de Steinbach ayant de la parenté à KIRCHBERG
WEGSCHEID et bien d’autres. Durant toute la nuit, le voyage continua vers l’Allemagne de l’Est. A l’aube, transis et grelottant de froid dans notre wagon, au premier arrêt à Ludwigshafen, nous eûmes droit à un bol de café Ersatz distribué par la Croix Rouge et ceci pour toute la journée.
Et le voyage se poursuivit empruntant souvent des voies secondaires, évitant les stationnements en agglomération à cause des fréquents bombardements de ces villes industrielles du bassin de la Ruhr par l’aviation angloaméricaine. Au passage des gares, contemplant les dégâts sur la voie et les bâtiments, l’horreur de la guerre nous apparut dans un cadre nouveau qui dépassait notre imagination.
En attendant un repas chaud, qui ne vint jamais, notre euphorie du départ tomba. Il fallut prendre une rasade de schnaps et puiser dans les réserves pour garder le moral. La neige fit son apparition, ce qui aggrava encore notre situation peu brillante. Déjà, il fallait colmater les fenêtres pour éviter le froid et le courant d’air dans
notre compartiment.
Après Mannheim et Frankfort où l’on nous servit un bol de lait par le «Hilfsdienst» (comité d’entre aide), on prit la direction de Bebra Fulda Eisenach puis Posen Thorn Deutsch Eylau Hohensalza puis Löbau, Lubava en polonais situé en Prusse Orientale, ancien territoire annexé de la Pologne en 40. La vitesse du train était assez faible à certain moment, ralentie par les congères de neige qui se formaient sur la voie. Dans une montée, un certain Kaufmann de Thann sauta du marche-pied et marcha sur une centaine de mètres : «c’était pour me réchauffer» dira t-il en remontant dans le wagon.

Il faut dire qu’on ne roulait pas en P.L.M. (Paris-Lyon-Marseille) à l’époque et le matériel utilisé était mis à rude épreuve durant cette guerre mais nous n’étions point pressé d’arriver. Nous franchîmes la frontière Oder Neisse, actuelle frontière germano polonaise et ensuite, la Vistule Veichsel.
Après Posen, traversée du fleuve de la Warta, affluent de l’Oder qui se jette dans la Baltique. Traverser cette région du Wartegau puis Strasburg, une petite ville bien modeste à côté de la capitale Alsacienne ranima un peu les esprits de certains en mal du pays.
Le paysage changeait. Traversant une immense plaine de champs recouverts de neige de plus en plus épaisse, la locomotive montrait des signes de faiblesse et avançait à vitesse réduite, ce qui nous permettait de contempler ces villages isolés, ces maisons aux toits de chaume, ces meules de foin et de paille et les traîneaux attelés de chevaux, seul moyen de transport dans cette contrée durant l’hiver.
Tout était calme et tranquille et aurait fait rêver… Mais c’était la guerre. Des barrières en bois placées le long de la voie ferrée aux endroits très exposés,
empêchaient la neige poussée par le vent, de former des congères, bloquaient toute circulation en attendant une loco chasse neige pour dégager. A défaut il restait toujours le pelle. Tout à une fin, terminus à Löbau. Chacunramasse ses affaires, et en ordre de marche, direction la caserne.

Un premier appel dans la cour nous rappelle la réalité de notre situation. Je suis tellement enroué que j’ai de la peine à parler. Rien d’étonnant après les péripéties d’un tel voyage. Notre home : une ancienne caserne d’officiers polonais à l’allure très austère, entourée de hautes murailles, et gardée par des sentinelles en armes aux portes d’entrées et de sorties.
D’aspect bien entretenu aux premier abord, voici ce que sera notre quartier d’hiver, futur camp de vacances «Erholungsheim » d’après une expression courante des allemands mais qui avait une définition toute autre. C’était le 09.12.1943 où à partir de ce jour, un nouvel épisode de notre vie allait commencer. Désormais, je serai le matricule 06577/D43 de la marine Ersatz Abteilung 3M.E.A. Löbau (Détachement de réserve de la Marine) en attendant la suite des évènements.

 

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